Les « Typographismes » de Christian Dotremont
À l’occasion de la reparution de Typographismes I, nous publions ici un texte de Stéphane Massonet qui resitue cette plaquette dans l’œuvre du poète Christian Dotremont.
À l’école, Christian Dotremont tenait des « cahiers de confitures » : il maltraitait la belle graphie en l’ornant de taches d’encre et autres éclats de matière. Très tôt, l’école buissonnière est pour lui synonyme d’écriture sauvage, où la main a autant à dire que la grammaire ou l’orthographe, et la poésie évolue dans les marges de quelques cahiers mal tenus. Dotremont gardera toute sa vie une hantise des moyens de reproduction mécanique de l’écriture et, pour avoir travaillé après la guerre pour les Éditions La Boétie à Bruxelles, il reprochera au plomb du typographe ou à la frappe de la machine à écrire la disparition du geste d’écriture.
C’est ainsi qu’il s’exprime en 1950 dans la revue Cobra n° 7 : « Ne faudrait-il pas s’élever surtout contre la dictature de l’imprimerie, de la dactylographie ? Elles tuent la moitié de l’écrivain, en tuant son écriture. » Le groupe CoBrA fera l’éloge de la main et des différentes formes naturelles du dessin et de l’écriture.
En 1962, il écrira encore : « Un progrès, la typographie, substitue au dessin naturel du langage quelques dessins tout faits. D’autres progrès, par exemple la machine à écrire (avec franchise) et le stylo à bille (avec hypocrisie) attaquent les sources affectives, plastiques, de l’écriture » (cité dans « Cobra écriture peinture », Cobraland, Bruxelles, La Petite Pierre, 1998, p. 195). L’invention du logogramme est une conséquence de cette position poétique. Elle reconduit vers la préhistoire de l’écriture. Elle reconduit l’écriture vers son commencement, sa genèse…
Typographismes poursuit ce mouvement. Dotremont déplace le jeu de la graphie dans l’espace de la typographie, en proposant un faux catalogue de polices – exercice de pastiche dans lequel le poète excellait [fig. 1]. L’exercice consiste à décliner les vers d’un même poème inédit, « Gladys en allée ». En dessinant chaque fois différemment ces premières lettres du poème et en les accompagnant de légendes, Dotremont reprend le fonctionnement des spécimens typographiques (courtes plaquettes commerciales qui listent des noms des caractères utilisés par les imprimeurs).
Typographismes I est composé au mois de décembre 1971 et imprimé par Henry Kumps, qui avait déjà publié de nombreuses publications du mouvement Cobra et Boues et bouologisme en 1959. Le tirage est de 250 exemplaires. Le « I » à la fin du titre indique qu’un second cahier devait suivre cette plaquette de 1971, à l’instar des deux premiers fascicules des Logogrammes publiés par la revue Strates. Dotremont en publie des extraits dans la revue Phases en décembre 1973. Pourtant, Typographismes II ne verra jamais le jour. Cela n’empêchera pas le poète de poursuivre sa démarche, en peignant des variations de types ou de titres pour un catalogue de Suzy Embo, Album et noir, paru en 1973 [fig. 2 et 3].
Le poète peint à l’encre de chine 27 variations de titres et laisse la photographe choisir le lettrage qui convient le mieux à la couverture du catalogue de sa première exposition personnelle à Bruxelles. Si ce travail est plus proche des logogrammes d’un point de vue plastique, il reste à cheval entre typographisme et logogramme.
Typographismes inaugure une nouvelle « linguistique » qui pense l’écart entre le geste d’écriture et la rigidité dactylographiée ou imprimée. Non seulement le poète joue à dessiner un certain type de police, mais il applique à ses typographismes l’équivalent des allitérations et des césures que nous retrouvons dans ses poèmes, transgressant les normes de placement ou de composition typographique et dévoyant la bonne orthographe. Détournant les règles du bien écrire et de la disposition des lettres sur une page, Typographismes subvertit le carcan typographique afin d’offrir un premier anti-manuel de style pour typographes et imprimeurs. Autre manière de relancer la créativité parmi les métiers d’écriture confrontés à l’inflexibilité de certaines polices de caractères…
Stéphane Massonet